vendredi 28 décembre 2007

La drelue


Gris.

Le temps est maussade, à l’image de ce jour où l’on se prépare à fêter les morts. "Et moi, ma fête, qui pense à me la souhaiter ?" Je crie à ce vieux couple, surpris et apeuré. Tout en baissant la tête, ils accélèrent le pas en foulant les feuilles mauves que des platanes sans consciences laissent s’échapper. Deux euros dix-huit en poche, pas lavée depuis bien trop longtemps, entourée de vivants se préoccupant plus des morts que des miséreux, je n’aspire qu’à l’oubli, le ventre vide. Mes pensées ne sortent plus, j’ai l’esprit trop envahi de mots et d’images.

"T’as pas dix balles ?"

Je ne me retourne même pas, habituée à subir les affres quotidiennes de la bêtise et de la méchanceté humaine. Mes sens font office de téléviseur, la une c’est mon regard, mon 20H à moi je l’ai dans la rue.

"Eh la drelue, t’as pas dix balles ?"

Voilà qu’il m’appelle la drelue, maintenant. C’est un fou à coup sûr. Je pivote pour mieux le dévisager. Une vague de chaleur fond alors sur moi. Ma tête se vide, mon ventre devient brûlant. Envahies par une douce quiétude annonciatrice d’un bien-être vaporeux, mes jambes se muent soudainement en coton et je manque de choir comme une conne de Miss France à l’annonce des résultats.

"Quoi ?" Oh, putain, j’arrive encore à parler.
- T’as pas dix balles ?"

Mais bon dieu, c’est qui ce mec ? Je tombe à genoux tout en le dévisageant avidement. Je le dévore des yeux, des deux hein faut pas croire, des deux yeux éblouis. Ma peau moite, enfin elle sue, elle moite quoi ! Je transpire à plein pores tout en dégageant une sublime et envoûtante odeur fétide où l’urine sort victorieuse d’un combat face à des relents de vinasse plastifiée.

"Qui êtes vous ? je réussis à lui demander au prix d’un effort.
- Mais je suis moi, ne sommes nous pas tous moi me lance-t-il à la figure."

Un philosophe, c’est un philosophe, un gars intelligent pour sûr. J’espère, dans un éclair de lucidité que sa nourriture n’est pas seulement spirituelle, ainsi nos problèmes futurs concernant l’alimentation seraient par là même réduit de moitié. Jour béni ! Je rencontre l’homme de ma vie et du même coup mon estomac n’est plus qu’à moitié vide. Je vais déjà mieux, tout en sentant toujours aussi mauvais.

Je ne possède pas cent balles sur moi mais je connais un troquet où le patron accepte de m’offrir un petit noir bien tassé. Mon philosophe accepte de me suivre et je lui emboîte le pas. Nous ne tournons pas en rond mais il refuse de marcher derrière moi où quiconque d’autre, me dit-il en levant haut la main droite, les doigts écartés.

"La lumière doit précéder sa source, sinon elle n’est plus une clarté pour l’homme ! Tu comprends la drelue, regarde les étoiles, elles brillent encore alors qu’elles n’existent plus depuis longtemps. Tu vois bien que j’aie raison !
- Hein ! fut ma seule et stupide réponse"

Avec un tel homme, penser n’est pas nécessaire : son esprit brillant peut fort bien œuvrer pour nous deux. Ce n’est pas un si mauvais partage, à lui les pensées et maximes définitives, à moi les victuailles. Et secrètement j’avoue espérer qu’il baisait comme quatre, lumière ou pas lumière.
Rue des Petits Pas, à proximité du bistrot de Chez Lulu, les bleus nous embarquent. Au fond de moi, parfois j’aime ça. Une douche, un repas chaud, un matelas, de la chaleur…Mais pas aujourd’hui. Pas le jour où l’amour me tombe dessus, je viens de rencontrer l’homme de ma vie, ça tombe mal. La nuit est tombée depuis un bon bout de temps et les rares passants ne jettent même pas le quart d’un coup d’œil vers le car de police, trop absorbés par leurs soucis quotidiens et repoussés par mon odeur. Inutile de tenter un esclandre, personne ne nous soutiendrait. Je décide alors de tenter le tout pour le tout, comme dans les films américains.

Je soulève mes jupes, baisse ma culotte et je pisse au beau milieu du trottoir sous les regards incrédules de la flicaille, des badauds et de l’amour de ma vie. Ce qui m’amuse le plus en cet instant béni où la vessie tout en se vidant comble l’esprit d’un bonheur extatique, c’est de me souvenir d’avoir parcouru un ouvrage dans lequel une duchesse traitait du savoir-vivre. Je l’imaginais, occupée à sa petite commission le petit doigt levé ! Tout dans la retenue. Putain quand je me retiens, moi, ça tache !

Un vigoureux coup de pied au cul stoppe net ma joie et mon jet d’urine chaude. Je réussis tout en ravalant mes larmes à féliciter ce brave brigadier d’appliquer à la lettre les délibérations du conseil municipal interdisant la miction sur la voie publique.
"Elle pue la vieille ! Elle va nous salir le fourgon !
- Tu as raison, on la laisse ici. Elle ira bien se faire pendre ailleurs !
- Eh ! Vous n’avez pas le droit ! Faut m’emmener avec vous ! Rends toi compte chef, je suis amoureuse du philosophe qu’est là ! J’ai le feu dans mon cœur, je me consume d’amour ! On s‘aime quoi ! Faut pas nous séparer !"

Assise sur le trottoir, les pieds dans le caniveau, humide de mon urine, imprégnée d’une puanteur tenace je me sens belle. Deux chiens, par l’odeur à lécher, me tournent autour. Il fait froid, la pluie se met à tomber.
"Tu sais me dit le brigadier en se penchant par la fenêtre, tu ne me fais même pas pitié. Les autres, derrière, oui, je vais m’occuper d’eux, les bichonner. Mais toi ma vieille, tu peux bien crever ! Un amoureux, toi ! Du flan ! Personne te réclame ici !"

Il a éclaté de rire en démarrant me laissant seule entourée des chiens à la truffe humide.